Titre

PENSER-FAIRE. LES ENJEUX THEORIQUES ET PRATIQUES DES REVALORISATIONS DU FAIRE EN ARCHITECTURE 

Colloque — Bruxelles, les 18 et 19 février 2020

Résumé

Ce colloque vise à explorer comment le domaine de l’architecture est touché par un mouvement de revalorisation du faire. Cette tendance se manifeste par le fait que certains architectes s’engagent de manière plus directe dans les pratiques constructives, en prise avec certains matériaux ou certaines techniques. Le colloque propose d’investiguer la diversité des manifestations de la revalorisation du faire en architecture suivant trois axes distincts : (1) les évolutions historiques et enjeux théoriques de ce phénomène ; (2) les acteurs impliqués, les motivations et les valeurs qui les poussent à s’y engager ; (3) et les moyens ou outils qui sont mobilisés en vue d’établir une relation plus directe avec la matière et sa mise en oeuvre.

Propos

Un phénomène de revalorisation du faire est à l’œuvre et touche de nombreux domaines sociaux à travers le monde (Lallement, 2015 ; Berrebi-Hoffmann et al, 2018). La promotion du « do-it-yourself », du bricolage, du « fait maison », le développement des ateliers de réparation ou encore des « makerspace » en sont des illustrations. Protéiforme, ce phénomène touche notamment le domaine de l’architecture, où certains acteurs s’engageraient de manière plus directe dans les pratiques constructives, en prise avec certains matériaux (e.a. la terre, le bois, les matériaux de réemploi, les nouveaux composites) ou certaines techniques (e.a. la découpe laser, l’impression 3D, l’artisanat). 

Cette valorisation de la pratique manuelle peut être interrogée au regard des multiples objectifs qu’elle sous-tend : renforcer nos capacités d’agir sur le monde ; changer nos modes de consommation ; maîtriser le cycle complet de production ; manipuler pour mieux connaître, comprendre ou innover ; etc. (Crawford, 2009 ; Sennett, 2009 ; Aries, 2011). En même temps, ce phénomène interroge la scission moderne entre le penser et le faire, ainsi que la dévalorisation de l’action, du travail manuel, de la production matérielle par contraste avec les activités intellectuelles (Dewey, 2014). 

Dans le domaine de l’architecture, ce double mouvement de dissociation et de dévalorisation a favorisé et accompagné la séparation entre la conception du projet, aux mains des architectes et ingénieurs devenus prescripteurs, et la construction sur chantier, à charge des corps de métiers manuels réduits progressivement à une posture d’exécutants (Dupire et al, 1981). Ce phénomène a entraîné une mise à l’écart des savoir-faire corporatistes, les « savoirs pratiques » qui se constituent en faisant (Ingold, 2017). La distance avec le savoir-faire fut encore accentuée par les trajectoires de standardisation et de normalisation des matériaux et composants du bâtiment, puis par l'émergence des outils numériques de représentation et de conception. Les exemples dans le domaine l’architecture qui tentent, au contraire, de recroiser plus intimement – voire directement – conception et construction sont de plus en plus valorisés et semblent se multiplier. On peut en relever diverses formes : chantiers participatifs, formes d’auto-construction, pratiques de design collaboratif, production de matériaux et d’outils, économie du réemploi, modèles économiques hybrides, innovations technologiques, etc. Ces pratiques s’inscrivent également dans différents espaces : dans des agences d’architecture, mais aussi dans des espaces de production à proprement parler, sur le chantier même, dans des lieux d’enseignement ou encore dans les espaces de médiation de l’architecture (expositions, ouvrages, conférences, prix, etc.). 

Dans leur diversité, ces cas semblent converger vers une volonté commune d’interroger les solutions standardisées et de rétablir la pratique manuelle comme une compétence centrale des métiers de l’architecture, mais aussi comme une modalité à part entière de production de connaissance, d’apprentissage, de réflexivité, d’engagement, complémentaire voire intégrée pleinement au penser (Bonsiepe, 1985). La revalorisation du faire questionne donc aussi la production architecturale contemporaine du point de vue des processus de conception-construction, des idéologies et des représentations de l’architecture, des organisations impliquées et de leurs formes, des acteurs, de leurs identités, de leurs engagements, de leurs rapports de force et de confiance, du partage légal des responsabilités, ou encore des matériaux et de leur place dans ces processus. 

À la croisée de l’architecture et des sciences humaines, ce colloque entend mieux comprendre et questionner cette valorisation du faire dans le domaine de l’architecture. S’agit-il d’un nouveau phénomène de multiplication et de valorisation de pratiques du faire ou davantage d’une mise en lumière à nouveaux frais de pratiques anciennes ? Qu’est-ce que l’essor de ces pratiques dit de l’état actuel ou des transformations de l’architecture et de ses acteurs ? À quelles transformations sociales, politiques, économiques, environnementales ou technologiques ce phénomène se rattache-t-il ? Quelle est l’étendue du phénomène et sa portée transformative ? Que révèlent ces pratiques par rapport à la séparation supposée entre le penser et le faire ? Comment s’articulent ces transformations avec le mouvement plus large des « makers » (Berrebi-Hoffmann et al, 2018) ? Quelles sont ses conséquences potentielles pour l’architecture comme discipline et profession ? Quelles sont les barrières (économiques, juridiques, culturelles, etc.) auxquelles sont confrontées ces pratiques ? Voici quelques questions que ce colloque souhaite aborder. Celui-ci s’articulera autour de trois axes. 

Axe 1. Histoire et théorie 

La fabrique architecturale semble marquée par une dichotomie entre, d’une part, la conception du projet, activité intellectuelle et réflexive, domaine de l’architecte par excellence et, d’autre part, la construction, activité manuelle plutôt à charge des ouvriers et artisans (Vasari, 1550 ; Panofsky, 1924). Cette séparation s’instaure à la Renaissance, époque à laquelle s’effectue une distinction entre arts libéraux et arts mécaniques (Frampton, 1998). Elle s’est accompagnée d’une hiérarchisation théorisée aujourd’hui par les concepts antagonistes de « homo faber » et « animal laborans » (Arendt, 2013) qui opposent les savoirs abstraits réflexifs aux savoir-faire concrets liés à l’artisanat, généralement davantage déconsidérés, marquant ainsi la domination des professions intellectuelles sur les autres (Dewey, 2014). En particulier, c’est le savoir-faire des dessins, entendu comme connecteur entre l’avant-projet et la construction du projet, qui a permis de justifier cette séparation et la professionnalisation des architectes (Evans, 2000 ; Carpo, 2001 ; Vesely, 2004), justification ensuite progressivement renforcée par le développement de divers dispositifs (cahiers spéciaux des charges, normes, etc.). Ce grand partage concepteurs / corps de métiers manuels s’est manifesté dans les domaines de l’enseignement (e.a. par la création des académies d’architecture), de l’organisation du travail (e.a. au travers de l’émergence de la figure du prescripteur (Dupire et al, 1981)), ou du rapport concurrentiel avec d’autres métiers (e.a. vis-à-vis des ingénieurs (Picon, 1994 ; Pfammater, 2000) mais aussi des entrepreneurs en construction et des décorateurs (Heymans 1998)). En même temps, certains travaux insistent sur l’existence de porosités entre conception et construction, indiquant que la rupture n’est, dans les faits, pas si nette (Nègre, 2016 ; Payne, 2016). 

Cet axe du colloque propose d’investiguer, au travers de perspectives historiques et théoriques, les liens entre le penser et le faire, dont les évolutions influent sur les contours de la profession d’architecte. Quelles sont les pratiques architecturales qui relèvent des actes du faire et du penser ? Existe-t-il des interconnexions ou s’agit-il de deux actes autonomes qui se succèdent ? Sous quelles formes se sont manifestées les relations entre penser et faire, de l’architecte-arpenteur du Moyen-Âge en prise avec le terrain (Ingold, 2013) à des figures hybrides plus récentes continuant à brouiller les frontières professionnelles au-delà des différenciations réglementaires (Pouillon, 2011), jusqu’au développement contemporain de technologies promettant un passage plus immédiat de la conception à la fabrication (Kolarevic, 2003) ? En quoi l’engouement actuel pour le faire est-il nouveau, et peut-on en tracer la généalogie ?  

Axe 2. Acteurs et engagement

Dans nos sociétés contemporaines, la valorisation du faire permet d’apporter de nouveaux éclairages sur les identités et les réseaux des acteurs impliqués dans la conception et la construction de l’habiter : architectes, ouvriers, artisans, ingénieurs, industriels, commanditaires, citoyens, futurs habitants, ou encore enseignants et étudiants en architecture. Des alliances atypiques se forment, brouillant la répartition conventionnelle des tâches, des expertises et des responsabilités. Le domaine du design semble également particulièrement marqué par ce phénomène en faisant la part belle à l’artisanat (Adamson, 2013). Au-delà des sphères professionnelles, de nouveaux dispositifs invitent un panel diversifié d’acteurs à prendre part à des activités créatives et constructrices. Le « do-it-yourself » et le « do-it-with-others » s’incarnent dans des pratiques s’appuyant sur des objets divers, inscrites dans des lieux et des organisations multiples (des fablabs, des ateliers ou chantiers participatifs, des associations informelles, des occupations temporaires, des repair cafés, etc.). 

Ce phénomène grandissant interpelle : l’époque serait-elle particulièrement marquée par « l’âge du faire » (Lallement, 2015) ? Serait-elle dominée par les « makers », à l’aube d’une troisième révolution industrielle consolidant le capitalisme (Anderson, 2012) ou par des bricoleurs-réparateurs au seuil d’une société plus conviviale, moins « technoscientifique » et décroissante (Aries, 2011) ? Cette valorisation du faire serait-elle le signe d’un désengagement ou d’un repli sur soi, ce que certains observateurs reprochent aux militants de la transition (faire entre nous, faire par nous-mêmes, sans impliquer le politique, sans revendiquer un changement global) ou, au contraire, une nouvelle forme d’engagement politique, sous des formes contestataires renouvelées (Pleyers, 2015 ; Swyngedouw, 2015) ? 

Nous proposons dans cet axe d’interroger les pratiques sociales du faire de l’ensemble des acteurs impliqués dans la conception et la construction de l’habiter du point de vue de leurs motivations et des valeurs qui les poussent à s’y engager. S’agit-il d’acquérir des compétences en vue de renforcer la capacitation individuelle et l’agir social (Wright, 2017) ? Ou encore de promouvoir une autre vision du monde et, le cas échéant, laquelle ? Par ailleurs, il s’agira aussi de comprendre la manière dont les acteurs investis définissent leurs rôles, leur profession et les implications de cette valorisation du faire sur les rapports qu’ils nouent entre eux. 

Axe 3. Pratiques, matériaux et outils

La conception architecturale s’établit en partie sur une pensée constructive (Payne, 2016 ; Nègre, 2016). Celle-ci se formalise notamment dans divers dispositifs transactionnels liant projets et matériaux mis en œuvre (plans, détails constructifs, cahiers des charges, visites de chantier, etc.), témoins des passages entre la conception et la construction (Ghyoot, 2018). Certains auteurs estiment néanmoins que l’architecte, en n’entrant pas plus directement en contact avec la matière, reste ancré dans une posture de concepteur-prescripteur déconnectée et peu capable de générer un  « savoir pratique » qui émerge en faisant (Ingold, 2017) ou d’investir l’ensemble des conséquences (économiques, sociales, environnementales) de sa pratique (Thomas, 2006). Ainsi, dans les écrits et dans les pratiques, la revalorisation du faire passe souvent, soit par la manipulation directe de la matière (développement d’une connaissance intime, haptique du matériau et d’un savoir-faire artisanal), soit par le développement d’outils visant à réduire l’écart entre le dessin de l’intention et sa fabrication (le même outil servant à dessiner la forme et à envoyer les instructions à l’acteur ou à la machine chargée de la fabriquer) (Corser, 2010). 

Cet axe propose d’investiguer le faire dans la pensée architecturale par le biais des moyens ou outils qui relient conception et construction, et mettent en lien les architectes avec les matériaux mis en œuvre. Quels sont les objectifs inhérents à la revalorisation d’un contact plus direct aux matériaux dans la production architecturale ? Quels sont les attendus d’un passage plus immédiat de la conception à la fabrication ? Comment se développent de telles pratiques dans un contexte d’industrialisation et de normalisation des matériaux de construction ? Quelles sont les connaissances spécifiques produites par la manipulation directe de la matière et des outils de construction ? Qu’apportent-elles de plus que les dispositifs transactionnels traditionnels liant projet et matériaux ? Quels sont leurs apports en termes de pensée architecturale et pensée constructive ? Peut-on vraiment parler d’un rapport immédiat ou est-il nécessairement médié ? Quels sont les moyens et les outils mobilisés pour favoriser ces médiations ?

Bibliographie

Adamson, G. 2013, The Invention of Craft, Bloomsbury Academic.

Anderson, C. 2012, Makers. La nouvelle révolution industrielle, Pearson. 

Arendt, H. 2013, The Human Condition, University of Chicago Press. 

Aries, P. 2011, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, La Découverte. 

Berrebi-Hoffmann, I., Bureau, M-C., Lallement, M. 2018, Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social, Seuil. 

Bonsiepe, G. 1985, “Apuntes sobre un mito” in El diseño de la periferia, Ediciones Gustavo Gili. 

Carpo, M. 2001, Architecture in the age of printing: orality, writing, typography, and printed images in the history of architectural theory, MIT Press.

Corser, R. 2010, Fabricating Architecture: Selected Readings in Digital Design and Manufacturing, Princeton Architectural Press.

Dewey, J. 2014, La quête de certitude, Gallimard.

Dupire, A., Hamburger, B., Paul, J. C. 1981, Deux essais sur la construction, Mardaga.

Evans, R. 2000, The Projective Cast: Architecture and Its Three Geometries, MIT press.

Frampton, K. 1998, “The Status of Man and the Status of His Objects: A Reading of the Human Condition.” In Architecture Theory Since 1968, ed. K. Michael Hays, pp. 363–77.

Ghyoot, M. 2018, “Le concepteurs et les matériaux. Liaisons dangereuses – relations platoniques”, conférence au DPEA Paris-La-Villette.

Heymans, V. 1998, Les dimensions de l’ordinaire, L’Harmattan.

Ingold, T. 2013, Making: Anthropology, Archaeology, Art and Architecture, Routledge.

Kolarevic, B. 2003, Architecture in the Digital Age: Design and Manufacturing, Taylor & Francis.

Lallement, M. 2015, L’âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Seuil.

Nègre,V. 2016, L'art et la matière. Les artisans, les architectes et la technique (1770-1830), Classiques Garnier.

Payne, A. 2016, L’architecture parmi les arts. Matérialité, transferts et travail artistique dans l’Italie de la Renaissance, Hazan.

Panofsky, E. 1968 (1924), Idea: A Concept in Art Theory, University of South Carolina Press.

Pfammater, U. 2000, The Making of the Modern Architect and Engineer: The Origins and Development of a Scientific and Industrially Oriented Education, Birkhäuser.

Picon, A. 1988, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, Parenthèses.

Pleyers, G. 2015, “The global Age : A social Movement Perspective” in Global modernity and social contestation, Bringen, B. M., Domingues, J. M. (dir.), Sage.

Pouillon, F. 2011, Mon ambition, Éditions du Linteau.

Sennett, R. 2009, The Craftsman, Penguin Group.

Swyngedouw, E. 2015, « Dépolitisation/Le politique », in Décroissance. Vocabulaire pour une nouvelle ère, D’Alisa, G., Demaria, F., Kallis, G., Le passager clandestin. 

Thomas, K. L. 2006, Material Matters: Architecture and Material Practice, Routledge.

Vesely, D. 2004, Architecture in the Age of Divided Representation: The Question of Creativity in the Shadow of Production, MIT press.

Vasari, G. 2007 (1550), Vie des artistes, Bernard Grasset.

Wright, E. O. 2017, Utopies réelles, La Découverte. 

Comité scientifique

Comité scientifique

Véronique Biau

Pierre Chabard

Ludivine Damay

Sophie Dawance

Valery Didelon

Ludovic Duhem

Kent Fitzsimons

Pauline Lefebvre

Elise Macaire

Julie Neuwels

Jean-Philippe Possoz

Christine Schaut

Wouter Van Acker

David Vanderburgh

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